Préférences et découvertes
Julio Pantoja Ribeiro, Europ'Art, Barcelone, février 1992.
(Traduction de l'espagnol, Evelyne Lévy)


Nous connaissons votre œuvre comme artiste, mais méconnaissons votre passion pour les collections…
Pour les collections, sans être collectionneur. Je dirais que j'accumule des choses avec lesquelles j'aime partager ma vie. Tout a commencé très tôt quand j'ai hérité de mon grand-père d'une collection de timbres mais j'ai très vite compris qu'il fallait beaucoup d'énergie pour la continuer, et qui plus est, cela m'ennuyait beaucoup.
Au début des années cinquante, je suis parti en voyage pour étudier en Europe et, avec le produit de la vente des timbres, j'ai commencé à acheter - à Madrid - des gravures. Je suis d'abord tombé sur une vieille édition de Los Caprichos, une gravure à l'eau-forte de Gutiérrez Solana, et ensuite, à Paris, sur Piranèse, Daumier, Félicien-Rops, Chagall, Dix, etc. Cette même collection devait plus tard s'enrichir de gravures contemporaines européennes et latino-américaines. Ces estampes font aujourd'hui partie du fonds du Centro de Arte Contemporáneo de Córdoba. Plus tard m'est venue la passion pour le précolombien.

Quand découvrez-vous l'art précolombien ?
Rentré d'Europe, j'ai découvert en moi un besoin pressant de connaître l'Amérique. En mai 1957, après avoir acheté une voiture et l'avoir adapté aux circonstances, je me suis lancé sur les routes, en m'imposant comme destination finale Mexico. À partir de Tiahuanaco en Bolivie, je trouvais sur mon chemin les vestiges des différentes cultures qui parsemèrent le continent. Je crois que ces mois furent les plus intenses de ma vie : le contact avec les descendants maltraités de ces anciennes civilisations, la négligence des gouvernements pour leurs héritages les plus périssables… Sur une route du Pérou, près de la côte, des enfants me vendirent des pièces de coton peintes qui provenaient des fardos funéraires de Chancay. Plus tard, de passage en Équateur, d'autres enfants me firent propriétaire, pour quelques menues monnaies, de figurines stylisées qui provenaient de Valdivia. Je suis arrivé à Mexico avec un petit chargement dont j'ai dû, peu de temps après, me défaire. Mais par la suite, avec la même passion, j'ai continué mes recherches, en les adaptant à mes finances qui n'étaient guère encourageantes à l'époque. Je me suis habitué à voyager avec mes trésors : du Mexique en passant par Córdoba et puis par Buenos Aires, atterrissant définitivement à Paris, élu comme lieu de résidence.

Dans une collection, comment gérer les préférences, comment s'établissent les hiérarchies ?
Pour les céramiques que je possède, j'ai privilégié la représentation de l'homme ou des animaux. Pour moi, c'est la condition première. De toutes les céramiques, ma préférence va sûrement pour celles de la culture Nazca. J'y trouve un très bon exemple du raffinement de sociétés. Elles furent réalisées avec la plus grande perfection technique. Les dessins, les formes et les couleurs sont admirables. De toute façon, il m'est très difficile d'établir une hiérarchie. Chaque culture, dans sa diversité, renferme des intérêts différents. Et j'ai la même relation avec les céramiques qu'avec les urnes d'El Magdalena, les Mochicas de la première période, ou les érotiques de la période Mochica III. Elles sont toutes nécessaires à mon quotidien.

Me trouvant dans votre maison et connaissant votre peinture et votre collection, je vous qualifierais de récidiviste. Pourquoi cette obsession pour les séries ?
La vérité est que je n'en sais rien. Il est vrai que depuis un certain temps, j'ai tendance à «la spécialisation» et je pense que les souvenirs d'enfance, les soldats de plomb pour lesquels j'étais très grand amateur, ont laissé des traces profondes. De là, sûrement, l'armée des masques
funéraires de Chancay (1200-1400), tous peints d'un rouge orangé, avec leur chevelure et leurs plumes. Regroupés ensemble, ils donnent une idée de multitude, avec une présence étrange. Quelque chose de semblable m'arrive avec les urnes funéraires qui proviennent du Nord de la Colombie, en particulier celles de Magdalena. Ces urnes, en général de grandes dimensions, sont réalisées en céramique beige et couronnées par des personnages debout ou assis, dans des positions diverses. J'en possède vingt-quatre, et ensemble ça donne un effet surprenant. De temps en temps, je les change de place et je me revois petit garçon faisant la même chose avec les soldats de plomb.

C'est à Paris que vous commencez à vous intéresser à l'art des pays africains ?
Lors de mon premier voyage, j'ai visité le Musée de l'Homme et je ne crois pas m'être enthousiasmé plus que ça. Plus tard, j'ai rencontré Jacques Kerchache, qui m'a proposé de lui troquer quelques-unes de mes pièces. À cette époque, il tenait une galerie rue de Seine. Cet échange fut sûrement le détonateur de ma nouvelle passion ; très commode car Paris est toujours l'un des plus grands marchés de l'art africain, avec ses galeries, musées et fondations, en constante activité, et ses adjudications périodiques dans les salles de vente. La découverte dans une galerie de l'objet convoité, la succession de rencontres inespérées et la participation, de temps à autre, aux ventes aux enchères, est une façon pour moi de rompre le quotidien et d'exercer ma passion avec insolence.

Et dans l'art africain où vont vos préférences ?
Parmi les objets reçus du troc, il y avait deux masques de la société Ekoi du Niger. Je les trouvais fascinants. Ces masques sont en général doubles : l'un clair et l'autre noir, la vie et la mort dans son unité. Leur caractéristique est d'être recouvert de cuir, avec une patine très profonde. À part la sensualité à la matière et l'élégance des coiffures, leur expressivité exacerbée est une constante contradiction avec la facture de l'objet. Je pense que cette expressivité explique qu'il n'y ait pas trop d'amateurs intéressés et que, de temps en temps, apparaissent sur le marché des pièces de premier choix. Ce sont ces objets qui accompagnent mes heures de travail.

Vous passez une partie de l'année en Argentine. Pendant cette période, le collectionneur entre-t-il en hibernation ou découvre-t-il dans ce pays, d'autres sources d'intérêt ?
Effectivement, depuis les années quatre-vingt, après de longues années d'absence de l'Argentine, je passe régulièrement quelques mois à Córdoba. Là-bas, j'ai commencé à collectionner la céramique précolombienne du nord argentin, que malheureusement on connaît peu et mal. Je crois que par son niveau technique et par l'inventivité de ses formes, elle rivalise avec les meilleures sud-américaines. De plus cela m'a permis de connaître à fond une partie de mon pays que je ne connaissais pas.

Ici, dans votre maison, je me sens un peu agressé par tous ces objets, masques, totems qui nous entourent de tous côtés. Vous avez une famille et des enfants. Comment digèrent-ils votre passion que vous leur imposez ?
Je dois avouer que bien avant de fonder une famille, les objets occupaient déjà une partie de ma vie et envahissaient mon espace. Il est vrai que leur emplacement dépendait de l'âge de la progéniture. J'ai toujours laissé à la portée des enfants les pièces de moindre valeur. Ils avaient la liberté de les poser au sol et d'en faire ce qu'ils voulaient. Généralement, à partir de trois ans, ils les abandonnaient et elles faisaient alors pleinement partie du décor. Néanmoins, certains coups de ballon se transformaient en une source de travail pour le restaurateur. De toute façon, ici ont grandi six enfants et je dois dire que les dégâts furent minimes.