Interview par Wouter Kotte d’Antonio Seguí à Utrecht, Pays-Bas, 1971.


W. K. - La plus grande partie de votre production est formée de peintures et de graphiques. Toutefois depuis 1966 vous faites aussi des boîtes de plexiglas. Est-ce que la fabrication de ces objets spatials veut dire que la surface plane ne vous intéresse plus suffisamment ?

A. S. - Non… C’est-à-dire, je ne vois pas réellement de différence entre travailler sur une surface plane ou en volume. Mon propos est de définir une certaine image qui a, en elle-même, son propre impact. À certains moments, l'insérer dans l'espace, me semble nécessaire pour en exprimer toute sa poétique. Surface plane, volume : aucune hiérarchie ; seulement des moyens adéquats à la mise en évidence d'une même image.

W. K. - Voyez-vous encore un avenir pour la peinture ; ce qui veut dire pour une initiative individuelle des artistes en général et de vous en particulier.

A. S. - Pour moi, les moyens ne sont que ce qu'ils sont : une force dirigée vers une finalité donnée, en l'occurrence, un des points limite de l'activité artistique. Peindre à l'huile, ou mettre en place une ligne à haute tension, ne m'importe pas au niveau de ces moyens en tant que tels. La fin, seule, me semble importante, dans la mesure où, le dispositif lisible de la sensibilité se révèle efficace ou non.
Regardez, par exemple… le cas de Francis Bacon… c'est de la peinture "traditionnelle", si l'on peut dire… huile sur toile… Son actualité ne me semble pas devoir être mise en doute.

W. K. - Que pensez-vous du cours (le prix courant du marché) de la peinture, par quel moyen pensez-vous que l'oeuvre d'art perd son effet social et son rayonnement, en se trouvant chez les collectionneurs fortunés.

A. S. - Ça… C'est un problème qui se situerait plutôt dans une perspective politico-économique qui est celui de la production/échange. Le fait que les œuvres soient monnayables, donc achetées par une frange de la société, les collectionneurs fortunés, admettons, ne retire à celles-ci aucun de leur "effet social". C'est une vaste question qu'implicitement vous me posez là : le problème plus général de la Culture, de son rôle dans la société et de sa récupération. La société a la possibilité d'accaparer tous les phénomènes culturels ou autres - même les plus hostiles au système qui la régisse - et de les digérer dans le sens où elle s'en trouve bien.
Je ne pense pas, personnellement, que les œuvres perdent pour autant toute leur signification. Chaque chose est un produit de la société ; la société se calque sur les produits qu'elle engendre.

W. K. - Pourriez-vous travailler en une connexion d'équipe ?
Si la réponse est non, pourquoi pas ?
Si la réponse est oui, pourquoi et en quelle connexion ?

A. S. - Non. Sans faire de l'individualisme de ma part, je ne me sens pas très apte à travailler en équipe. Je crois seulement que mon travail ne me place pas dans la perspective d'une telle possibilité.

W. K. - Il y a une grande différence entre vos peintures antérieures du genre expressionniste avec un ton sombre et les plus légères d'aujourd'hui. L'agressivité n'a pas disparu, mais l'aigreur coactive me paraît changée en moquerie et en sarcasme.

A. S. - Si vous voulez... Vous savez, mon travail n'est pas précisément un exercice de style sur l'agressivité. Il est possible que mes œuvres d'il y a cinq à six ans aient été plus directement, plus spectaculairement agressives.
Pour moi, une certaine distanciation au niveau de l'humour - un humour sarcastique, je vous l'accorde - a été utile pour donner plus de force, et, à la limite, plus de "bien-fondé", quant à l'idée d'une entreprise de dénonciation, qui est, je crois, le sens de tout mon travail.

W. K. - Pouvez-vous dire quelque chose de votre enfance concernant la première phase de votre art ?

A. S. - Je me trouvais en Espagne, à Madrid, vers 1954, alors que je venais d'avoir dix-neuf ans. Je me souviens d'avoir été très impressionné par les tableaux d'un peintre expressionniste espagnol, Gutiérrez Solana, un ami de Gómez de la Serna.
Je commençais à peindre, et, certainement, à l'époque, j'ai été influencé par cet artiste.

W. K. - Est-ce que cette deuxième phase veut dire que vous pouvez relativiser votre enfance maintenant ?

A. S. - Non, je ne crois pas. Le temps a très vite fait les choses. Après une période où je m'attachais plus particulièrement à la structure intrinsèque de l'expression plus qu'à l'expression elle-même, dès 1960, j'utilisais le report photographique - sur lequel j'intervenais - pour essayer de définir un mode d'expression qui correspondait, me semble-t-il, à une distance (distance : prise de conscience) vis-à-vis de l'approche que j'avais eue, étant plus jeune, du phénomène artistique.

W. K. - Depuis le mois de mai 1968 vous étiez aux côtés des étudiants. Vous avez fait quelques gravures, par exemple « On ne matraque pas l'imagination ». Pouvez-vous me dire ce que vous attendiez de cette résistance et comment vous vous remémorez ces jours de mai maintenant ?

A. S. - Oh… vous savez… je n'ai jamais eu tout à fait l'âme d'un ancien combattant. Mai 68, indubitablement a été quelque chose de très important, pas seulement pour la France, d'ailleurs, et le choc se fait sentir encore aujourd'hui. Mais tout ceci sont des questions qui ne recoupent pas vraiment mes réponses en tant que peintre.

W. K. - Je vois une relation entre votre œuvre contexte social et sa représentation psychologique. Est-ce juste ?

A. S. - En gros, je crois comprendre que vous me demandez quels sont les ponts qui peuvent exister entre mon travail (représentation psychologique) et la réalité plus globale du monde social. Je vous répondrai que, en lui-même, mon travail de peintre existe, mais que, bien évidemment, évoluant dans la réalité sociale, je ne puis l'en abstraire, pas plus que je ne puis nier que celui-ci en est indirectement, le produit. C'est, je crois, la seule réponse possible, compte tenu de la place qui nous est impartie. Il est certain qu'il y a infiniment plus à dire.

W. K. - II y a une grande différence entre vos gravures et vos peintures. Est-ce que cette différence est un effet de la technique applicable ou avez-vous en vue quelque chose de différent avec vos graphiques ou avec vos peintures ?

A. S. - Voyez-vous… c'est un peu l'un et l'autre. Il est vrai que la technique de la gravure implique une image graphique spécifique qui peut paraître différente de celle des tableaux. Mais il est aussi vrai que je réserve à mon travail graphique une sorte de, disons… "messages" quoique je n'aime pas tellement ce mot -simplement parce que les moyens de l’estampe me permettent de le réaliser d'une manière plus convaincante que dans les tableaux (où il y a un risque d’attraction de la "manière", du faire, plus grand) qui n'existe qu'à un degré moindre dans l'estampe, plus claire, plus directement lisible.