Les voyageurs sans bagages d’Antonio Seguí
Daniel Abadie, Antonio Seguí, Peintures, sculptures, gravures (1980-2004), Centre d’Arts Plastiques, Royan, France, 2005.


De la poésie, Claudel assurait qu’elle était de la pensée isolée par du blanc. Telle une pompe cardiaque se contractant pour se vider avant de s’emplir à nouveau, la pensée poétique lui semblait un mouvement cyclique, un mode alternatif où la césure - comme la marge de la page imprimée, le cadre du tableau - ménage un passage, une respiration, permet de reprendre souffle. De la peinture de Seguí, depuis quelques décennies, on pourrait dire, à l’opposé, qu’elle est celle d’un flux continu, d’une façon de flot constant, charriant dans son courant les villes et les voitures, les hommes et les femmes, les avions et les nuages, les arbres et les fumées. Nulle hiérarchie dans cette débâcle où les culs-de-jatte sont plus grands que les automobiles, les passants que les maisons, les arbres que les nuages ; nulle logique non plus dans leurs rencontres ou leur dispersion. La main qui les trace au fusain sur la toile blanche semble simplement découvrir et révéler une attirance magnétique entre choses et êtres, aimantation qui décide par elle-même de l’arrivée d’une image, de sa répétition ou de sa confrontation avec une autre. Car c’est une forme d’automatisme – au sens où André Breton entendait le mot - qui est à l’œuvre sur la toile et la couvre uniment de ces figures reprises d’une toile à l’autre jusqu’à ce que les bords du tableau semblent, seuls, en contenir l’expansion. Si évidemment figurative, la peinture de Seguí procède quant à son exécution à la manière des œuvres de Pollock ou des abstraits formalistes de la seconde moitié du vingtième siècle dans leur souci de remettre en question le classique point focal de la peinture pour y substituer des zones également actives d’un bord à l’autre du tableau.

Pourtant, dans l’égale densité que Seguí recherche dans ces œuvres, l’artiste joue parfois du non-peint, produisant dans le continuum de la peinture de véritables failles. Celles-ci peuvent isoler un personnage ou un ensemble de passants, créer un changement de registre entre le haut et le bas du tableau, suggérer une image. A l’inverse du point de vue claudélien sur le blanc, elles n’isolent pas du sens, elles le produisent. C’est ce non-peint - délimitant en une sorte de monticule ou de pain de sucre un amalgame de figures, d’arbres et de maisons qui auraient dû naturellement proliférer sur toute la surface de la toile - qui suggère, plus que l’image même, l’association avec Le Mont Saint-Michel dont ce tableau porte le titre. C’est ce même non-peint, couvrant cette fois la partie inférieure de la toile, dont Seguí se sert dans Los Sueños d’Aniseto ou Con ideas en la cabeza pour visualiser, selon un principe coutumier aux bandes dessinées, la pensée d’un personnage qui participe simultanément de deux registres du tableau : au centre, le corps cerné de vide monochrome ; en haut, la tête prise dans la texture continue de l’image. Ce qui pourrait n’être qu’un artifice plastique se révèle par la multitude d’emplois qu’en fait le peintre riche de sens : brouillard ou fumée noyant l’image (Cuando te vuelve a ver), îlot de peinture dans le blanc de la toile (Gente a la espera de una cita de amor), rue partagée entre ombre et soleil (Sin fundamentos), voire manière inédite de transcrire la perspective (Se creía Orson Welles). Ce passage du peint au non-peint, de l’explicite à l’implicite, Seguí l’a parfois spécifié sous forme d’une échelle unissant les deux zones (Subís si podés, La gran escalera) comme pour mieux souligner l’échange ainsi créé, retrouvant intuitivement certaines images de la peinture ancienne, telles celles du rêve de Jacob, où l’échelle mène du monde du songe à celui de la révélation.

Si, à l’inverse de la définition claudélienne, la marge blanche isole de fait, chez Seguí, non la pensée mais la confusion continue - celle des villes, de leur mouvement, de leurs promiscuités -, il arrive aussi au peintre, comme pour contredire cette écriture machinale qui recouvre d’abord la toile de dessins au fusain, de s’inventer des chausse-trappes, de se poser des pièges. En divisant, par exemple, la toile vierge en égales parties recouvertes d’une couleur de fond différente, sortes de triptyques ou de quadriptyques implicites, Seguí introduit dans le tableau des solutions de continuité que le peintre doit ensuite résorber. Cette manière de débusquer le caractère répétitif du geste initial, de contrevenir à la couverture uniforme de la toile par le dessin nécessite une constante remise en cause : comment achever naturellement sur un fond de couleur rose ou verte un personnage commencé sur de l’ocre ? Le travail de Seguí consiste à faire que, devant l’œuvre, le spectateur ne se pose plus les questions que le peintre a dû résoudre, que l’évidence du résultat masque les inventions, que l’aisance finale de la démonstration fasse du tableau non un problème résolu mais une chose donnée.

Pourtant, c’est en termes de questions que doit se considérer la peinture de Seguí : celles qu’un peintre se pose à lui-même pour qu’après des années d’expérience l’exercice de la peinture ne se transforme en une façon d’artisanat. L’œuvre de l’artiste a commencé à s’affirmer alors que venait de triompher avec la peinture américaine les normes du formalisme abstrait. A ses débuts, la génération qui est la sienne – celle des pop’artistes européens, de Hockney à Erró, ou sud-américains comme Botero -, en réintroduisant un flot d’images dans la peinture semblait rompre fondamentalement avec une abstraction devenue académique. Si l’image prit ainsi, dans les premières années, une place déterminante dans le travail de Seguí au point que c’est par leurs sujets que s’identifiaient alors les périodes de sa peinture (Leçon d’anatomie, Carlos Gardel, Parcs nocturnes…), une sorte de fil constant s’est établi depuis deux décennies avec ces images de villes surpeuplées dont l’iconographie lui appartient tellement en propre qu’elle oblige à ne considérer que le mode de peinture qu’elle emploie. Karlheinz Stockhausen ne notait-il pas justement à propos d’une de ses compositions dont les thèmes étaient ceux des hymnes nationaux célèbres : « Plus le quoi va de soi et plus on sera attentif au comment.”

C’est justement ce problème qui est aujourd’hui au cœur des tableaux de Seguí : comment peindre de manière toujours nouvelle une série de signes - hommes chapeautés, chopes en forme de visages, femmes aguichantes, figures en marche… - parfaitement connus sans répéter le tableau qui les intègre ? A cela, Seguí a trouvé une solution de peintre : ne pas s’en tenir aux normes classiques de la peinture. Comme il avait commencé, dans ses gravures, à combiner les techniques, rehaussant d’aquarelle des eaux-fortes ou des monotypes jusqu’à ce que celles-ci échappent à toute classification (original ? multiple ? aquarelle ? aquatinte ?), Seguí dans ses peintures dessine au fusain, peint à l’acrylique, colle des fragments de journaux ou de magazines, rompant tous les codes habituels de la peinture et s’obligeant ainsi à ne considérer le dessin au fusain initial que comme un prétexte de l’œuvre. Peut-être est-ce dans cette attitude face à la peinture qu’il faut chercher la raison de ces écritures manuscrites qui, dans une série de tableaux récents, comblent les interstices du dessin, tout aussi lisibles que celui-ci mais comme celui-ci également dépourvues par leurs coupures, leurs recouvrements supposés, de sens défini.

Car Seguí ne propose pas, même en y intégrant l’écriture, de lecture de ses tableaux. Son sens de la liberté, son humour profond se refusent à obliger. Comme certains de ses personnages semblent courir l’un vers l’autre quand d’autres semblent se fuir, ses images attendent du spectateur qu’il leur apporte sa part de sens, sa part de rêve. C’est parce qu’elle correspond ainsi si pleinement à la définition qu’Umberto Eco donnait de l’œuvre ouverte que la peinture de Seguí peut continuer, en s’inventant chaque jour à nouveau, à nous faire passer tour à tour, de toile en toile, de l’ombre à la lumière, du jour à la nuit, du plein au vide et de la terre au ciel.

© 2005 Daniel Abadie



Suivre Seguí
Daniel Abadie, Antonio Seguí, Musée des Beaux-Arts/Villa Steinbach, Mulhouse, France, 2003.


Combien d’arbres faut-il pour faire une forêt ? Et combien d’hommes pour faire une foule ? Si l’arbre, comme l’enseigne la sagesse populaire, peut nous cacher la forêt, que nous cache donc l’homme qui traverse presque de bout en bout l’oeuvre d’Antonio Seguí ? Identique et toujours différent, il est à la fois le témoin (au sens où Marcel Duchamp entendait ce terme lorsqu’il parlait de témoins oculistes) et l’arpenteur de la peinture. Son arrivée pourtant semblait fortuite lorsque, après une période de peinture matiériste (1958-1962) juxtaposant toiles abstraites et évocations figuratives et où abondaient les références à Burri ou Dubuffet, Seguí donnait en 1962 délibérément aux figures la place primordiale dans son travail, rompant ainsi avec la prédominance de l’art abstrait et se plaçant dès lors aux premiers rangs de la nouvelle figuration et du pop’art.

L’homme de Seguí est sans visage - qu’il soit silhouette anonyme remplissant l’espace du tableau pour transformer celui-ci en ville, en théâtre urbain ou figure isolée qui ne semble que passer -, non qu’il soit dépourvu d’yeux, de nez (assez facilement proéminent, au contraire), de bouche… mais il est sans physionomie comme pour mieux nous permettre de nous identifier, de lui prêter nos traits. Il est ainsi en action cette marionnette que semblait avoir tuée Monsieur Teste, l’image critique de l’homme, notre image.

Parce qu’elle est parcourue d’une constante vérité intérieure qui en assure par là même la cohérence, on perçoit souvent mal combien l’oeuvre de Seguí s’est diversifiée tout en restant une. Des premières toiles inspirées de photographies anciennes aux petites constructions de bois découpé (réalisées au milieu des années 60), la distance pour qui s’en tient à la surface des oeuvres semble immense, aussi grande d’ailleurs que celle qui existe entre les Exercices de style et les Parcs nocturnes, les Textures chromatiques des années 1980 ou les Multitudes.

C’est qu’il s’agit pour le peintre de dire - et de redire toujours différemment - cette aliénation qui départit l’individu de tout ce qui lui est propre pour le réduire à son seul comportement social, à une image modèle. Pour ce faire, Seguí use indifféremment du tragique ou du cocasse, de l’élégie et de la satire, tout comme il le fait des sombres bitumes ou des transparences d’arc-en-ciel de l’aquarelle, de la précision photographique des fusains sur toile ou du raccourci sténographique d’un dessin volontiers caricatural.

Dans ce permanent jeu de bascule, l’oeuvre de Seguí trouve ses repères parmi ces artistes qui, tous, ont rejeté le formalisme de l’abstraction et entendu redonner place au quotidien, voire au banal. Que ce ne soit ni près des pop’artistes venant de s’affirmer (Lichtenstein, Warhol, Wesselmann…), ni près des Nouveaux Réalistes que l’installation de Seguí à Paris en 1963 rendait encore plus proches que s’inscrive alors l’oeuvre du jeune peintre est significatif : ses repères, c’est auprès d’artistes comme Larry Rivers - celui des portraits de Bonaparte qui marqua aussi Arroyo -, David Hockney ou Allen Jones qu’il les prendra. Marginaux d’une époque, il lui évite l’embrigadement, laissant la porte à la recherche, à l’imagination, à cette liberté qui chez lui s’appelle le plaisir de peindre.

Mais la figuration ne signifie pas pour Seguí le rejet de l’abstraction; bien au contraire il utilise celle-ci comme un moyen de tendre l’image figurative, de lui donner une charge différente. Avec un système similaire à celui de Francis Bacon qui consiste à situer les personnages du tableau dans une structure abstraite géométrique, leur créant ainsi un lieu indéfini mais présent, Seguí parvient à compacter jusqu’à l’absurde les figures de Box with gentlemen (1963), sans doute la première oeuvre où il utilise cette technique. C’est le même principe, cette fois matérialisé sous forme d’un cube de bois uniformément peint en bleu pour figurer la mer et d’où émergent les caricaturales figures de baigneurs de Punta del Este, qu’il met en oeuvre, sous forme de socle, dans les constructions qui doublent au milieu des années 1960 son travail pictural. Mais par delà leur fonction plastique - suggérer un espace sans le déterminer - ces boîtes sont aussi des cages, figures de l’enfermement et de l’aliénation. Les gais baigneurs ne sortiront pas plus de leur mer que les gentlemen ne s’échapperont de leur cadre, car c’est souvent quand elle semble la plus souriante que l’oeuvre de Seguí se révèle la plus sombre.

Dans le temps, toutefois, la détermination d’un espace à l’intérieur de l’image par un réseau de lignes géométriques en forme de clôture peut se révéler, comme l’oeuvre de Bacon l’a prouvé dans sa répétition, une formule parfois lassante, voire un artifice. Seguí, pour sa part, a su éviter ce problème non en renonçant à ce puissant contraste de ligne et du pullulement des figures mais en faisant simplement coïncider avec les limites de la toile la découpe arbitraire de la cage. Dans cet univers clos implicite que délimitent les quatre côtés du tableau, le mouvement apparaît comme suspendu, figé. Les figures qui traversent les toiles de Seguí ont beau sembler se hâter, allonger le pas, elles ne sortiront jamais des parois du bocal transparent où elles s’agitent comme des poissons prisonniers : ces traversants aux démarches inutiles ne franchiront jamais les limites du cadre.

Cette agitation sans objet mais frénétique qui se déploie dans les toiles de Seguí depuis les années 80 trouve un étrange répondant dans les peintures où l’allure des personnages se fait plus lente, quand ils ne sont pas immobiles. Ce sont alors les regards qui sont chargés de transcrire le mouvement, qu’ils soient appuyés comme ceux des promeneurs des parcs nocturnes détaillant fesses, seins ou braguettes ou perdus dans l’inaccessible partie du tableau que contemplent, le dos tourné au spectateur, les figures absentes des Paysages champêtres, de la Distancia de la mirada, voire même de certaines des oeuvres de la série consacrée à Carlos Gardel.

Car la nostalgie du monde argentin est part essentielle du travail d’Antonio Seguí en ce qu’elle introduit une manière de distorsion dans sa peinture, une sorte de non-adhésion à l’image : nostalgie d’un pays quitté, mais d’un pays si semblable au nouveau (ne dit-on pas de Buenos Aires qu’elle est la plus européenne des capitales sud-américaines) qu’elle permet la distance du regard (et par là même la critique) sans cependant risquer de verser dans l’exotisme. Dans ce retrait - “inframince” aurait dit Marcel Duchamp - se crée, de fait, la distance critique vis-à-vis de l’image, sa mise en examen.

C’est que l’oeuvre de Seguí est en réalité une oeuvre piégée. Se présentant avec la plus grande simplicité, empreinte d’une légèreté que semble corrobrer son évident humour, elle apparaît de prime abord comme image élégiaque, commentaire ironique et distant sur le monde quant elle est en fait réflexion morale, leçon d’apprentissage de la vision. Que notre monde soit prisonnier des contraintes extérieures pour qui sait le voir, c’est ce que nous dit la peinture de Seguí lorsqu’elle fait se courber jusqu’à la pointe de la tour Eiffel pour la faire rentrer, elle aussi, dans le cadre. Si ces personnages arpenteurs construisent le rythme et la structure des toiles, c’est la figure du cul-de-jatte dans sa caisse à savon munie de roulettes qui est insidieusement récurrente dans ses tableaux. Ces villes si joyeuses dans leur animation et leur dessin primitif sont pour qui les regarde attentivement coupe-gorge, au sens premier du terme, puisque nombre de têtes s’y retrouvent privées de tout corps et le Songe d’Aniseto ressemble surtout à un cauchemar. Il n’est pas jusqu’à la figure de la crucifixion qui n’ait trouvé, allusivement d’abord, puis de façon explicite, place dans ces tableaux comme pour mieux mettre en évidence le caractère tragique, sous la séduction de surface, de la vision du peintre.

Comme celui-ci nous invite à suivre, au moyen d’une ligne tracée sur la toile, le regard des promeneurs nocturnes de ses parcs jusqu’à l’objet de leur concupiscence, il faut suivre Seguí dans le long périple de ses séries pour apprendre à voir, à l’intérieur du bocal de ses toiles, s’agiter sans espoir d’en sortir les figurants de notre monde. Que ceux-ci, d’évidence, nous tiennent à l’oeil ou nous ignorent délibérément en nous tournant le dos, tous nous rappellent que seule la mince pellicule de la peinture sépare leur monde de celui où, à notre tour, nous nous agitons en tous sens à l’intérieur du bocal.

© 2003 Daniel Abadie